vendredi 9 mars 2018

Secrétariat perpétuel de la présence

La photographie est un secrétariat perpétuel de la présence.
Le photographe se promène, il est en balade, il a appris ça depuis longtemps.
Aussitôt que Niepce eut rangé le premier appareil, les photographes (mais comment les appelait-on au début ? ) se sont précipités sur l'aubaine, ils sont partis voir le monde, voir à quoi ça ressemblait, voir à quoi ressemblaient les gens et ce qu'ils faisaient. Comme s'ils ne le savaient pas, comme s'ils n'avaient jamais vu un enfant qui rit, le visage fermé d'un mort, un paysan en train de faucher, comme s'ils n'avaient jamais assisté à un mariage ou à un enterrement , comme s'ils ne savaient pas à quoi ressemble une femme qui vous regarde, un homme tirant sur sa pipe, un matelot qui fait sa sieste, un bébé qui sort de sa mère tout pressé d'en découdre, un môme qui va à l'école et qui se marre.
Même les paysages, c'est comme s'ils ne les avaient jamais vus avant de sortir avec leur appareils photo : les rochers, les arbres, lesrivières, les routes, les carrioles qui passent, un peuplier qui frémit dans le vent, les voitures qui font la course, leur cousine qui retrousse ses jupes pour sauter au bas du mur, un simple chien dans un tournant de route, des amoureux qui s'embrassent au milieu d'une marée humaine qui passe sans rien voir, le pinceau des phares dans la nuit, un ivrogne qui n'apprécie pas qu'on s'occupe de lui, un soldat fauché en pleine course sur une pente de colline.
Ils regardent tout, ils surveillent tout, ils épient le moindre geste, ils font le guet devant des miroirs, en bas des escaliers, dans une chambre vide, dans une cour de ferme où les gens s'assemblent, devant une fenêtre qui ouvre sur la campagne : ils sont d'une patience incroyable ; ils sont dans le temps réel et la grandeur nature ; avec joie, avec angoisse, fébrilement, l'air apaisé, l'oeil conquérant, nerveux, conquérants, alanguis, possessifs ou mine de rien.
En voiture, ils sont à la place du mort, ils ont le vent en poupe, à l'intérieur, ils sont gais comme des pinsons, dehors geint une misère pâle, peu importe ; d'une seconde à l'autre le monde peut avoir tiré sa révérence et il ne prévient pas.
Qui a dit que les mots précédaient la métaphore ?
Denis Roche,
Le boîtier de mélancolie
Hazan
p.171


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